Sur les chaînes alimentaires des parcs éoliens offshore, le royaume des suspensivores

Le développement rapide de l’industrie éolienne offshore en mer du Nord suscite des inquiétudes quant à l’impact sur l’environnement marin, y compris les effets sur le fonctionnement des écosystèmes. Dans le cadre d’une recherche doctorale, promue par l’Université de Gand et l’Institut royal des Sciences naturelles de Belgique, Ninon Mavraki a étudié les réseaux alimentaires des parcs éoliens offshore. Les résultats montrent qu’ils ont un impact sur la chaîne alimentaire locale, l’apparition d’organismes se développant sur les turbines réduisant légèrement la disponibilité locale des producteurs primaires (phytoplancton), tout en étant une source alimentaire importante pour certaines espèces de poissons. De plus, l’importance des couches de protection contre l’érosion autour des éoliennes a été soulignée dans cette thèse. Celles-ci se caractérisent par une grande complexité de la chaîne alimentaire, la présence d’invertébrés qui exploitent un large éventail de sources alimentaires et d’espèces de poissons qui restent plus longtemps dans les environs pour se nourrir.

Afin de répondre à la demande croissante d’énergie durable, l’industrie éolienne offshore se développe rapidement en Mer du Nord.  Comme l’installation d’éoliennes en mer implique l’application de substrats artificiels durs sur le sous-sol mou, cette pratique peut entraîner des changements dans l’environnement marin. Plusieurs espèces de vertébrés et d’invertébrés colonisent ces structures. Non seulement elles modifient la biodiversité locale, mais elles affectent également le milieu environnant. Ces observations soulèvent des questions sur l’étendue et les mécanismes de ces effets, y compris les effets sur le fonctionnement des écosystèmes.

Dans sa thèse de doctorat, Ninon Mavraki a étudié les effets des parcs éoliens offshore sur la chaîne alimentaire locale à deux niveaux : une structure détaillée de la chaîne alimentaire sur une base gravitaire dans la partie belge de la mer du Nord et une quantification des effets locaux sur la productivité primaire et les poissons. Les communautés colonisatrices et les poissons ont été échantillonnés sur toute la profondeur de la fondations afin de mieux comprendre la structure du réseau alimentaire in situ, tandis que des expériences en laboratoire avec des panneaux de PVC entièrement colonisés ont permis d’observer ex situ l’assimilation du carbone par les espèces colonisatrices.

Structure du réseau alimentaire

La première partie de l’étude a examiné la structure du réseau alimentaire des communautés colonisatrices le long du gradient de profondeur d’une éolienne offshore, la couche de protection contre l’érosion et le substrat mou environnant. À cette fin, une analyse des isotopes stables a été effectuée sur les organismes prélevés dans différentes zones. Les isotopes stables sont des formes alternatives d’éléments chimiques (dans ce cas le carbone et l’azote) de poids moléculaires différents que l’on trouve dans la nature. Leur analyse permet de suivre le flux d’énergie dans les réseaux alimentaires et de déterminer les niveaux trophiques (l’emplacement de chaque organisme dans un réseau alimentaire).

Les résultats ont montré que la composition des communautés et des réseaux alimentaires associés différait structurellement entre les différentes zones de profondeur. La plus grande complexité se trouve dans la couche de protection contre l’érosion et le substrat mou environnant, où la matière organique s’accumule. Une étude des espèces individuelles a confirmé ces résultats et a montré que les organismes présents dans ces deux zones utilisent une plus grande variété de sources de nourriture que ceux qui se trouvent plus haut sur la turbine. La plupart des espèces d’invertébrés étudiées se sont avérées être des généralistes, avec des stratégies spécifiques à la profondeur pour l’utilisation des sources de nourriture. Une répartition des sources de nourriture a été détectée à la fois entre les communautés et au sein de celles-ci, contribuant à la coexistence des espèces dans et à travers les zones de profondeur.

Assimilation du carbone et productivité primaire

La deuxième partie de l’étude a quantifié l’assimilation du carbone par les communautés colonisatrices. Les résultats ont indiqué que la moule Mytilus edulis présentait le stockage de carbone le plus élevé par unité de biomasse, tandis que la population locale de l’amphipode Jassa herdmani dans son ensemble stockait la plus grande quantité de carbone. Ces espèces contribuent le plus à la consommation locale du stock du producteur primaire (phytoplancton, ou plancton « végétal »), car leur assimilation représente environ 97 % du stockage total de carbone par la faune. Les résultats de cette expérience ont été transposés à l’échelle du nombre total de turbines actuellement installées dans la partie belge de la mer du Nord, ce qui a permis d’estimer à 1,3 % le stock local annuel disponible du producteur primaire brouté par M. edulis et J. herdmani. En tenant également compte de la quantité de carbone qui n’est pas assimilée par la faune des sédiments meubles en raison de la perte de leur habitat par l’installation d’éoliennes offshore, les données suggèrent que l’assimilation totale du carbone augmente remarquablement en présence d’éoliennes offshore et de leurs colonisateurs.

Poissons

L’écologie nutritionnelle des poissons attirés par les parcs éoliens offshore a également été étudiée. À cette fin, des analyses du contenu stomacal et des isotopes stables ont été effectuées pour étudier la composition alimentaire d’une sélection d’espèces de poissons abondantes à court et à long terme, respectivement. On a constaté que les espèces fortement associées aux couches de protection contre l’érosion, vivant à la base et/ou près de la base des éoliennes (Chaboisseau à épines courtes Myoxocephalus scorpius, Tacaud Trisopterus luscus et Morue franche Gadus morhua), utilisent ces récifs artificiels pour se nourrir pendant une plus longue période. Ils se nourrissent ici des nombreuses espèces colonisatrices, riches en énergie, J. herdmani et Pisidia longicornis (crabe porcelaine). Il a également été démontré que le Sévereau Trachurus trachurus ne se nourrit qu’occasionnellement de la faune colonisatrice, utilisant temporairement les récifs artificiels comme oasis de sources alimentaires supplémentaires. Ces résultats diététiques confirment l’hypothèse selon laquelle la production locale de ces espèces peut être augmentée. Pour les espèces de poissons pélagiques (vivant dans la colonne d’eau), cette hypothèse n’a pas pu être vérifiée. Le Maquereau commun Scomber scombrus, par exemple, ne semble pas avoir utilisé l’habitat artificiel des parcs éoliens offshore. Les analyses pour cette espèce ont mis en évidence un régime alimentaire basé sur le zooplancton.

 

Après une présentation scientifique de haute qualité et visuellement très claire de sa thèse intitulée « On the food-web ecology of offshore wind farms, the kingdom of suspension feeders » (diffusée en ligne et en direct sur YouTube en raison des restrictions liées à Covid-19), le Prof. Dr. Steven Degraer et le Prof. Dr. Jan Vanaverbeke (RBINS, UGent) et les membres du jury d’examen (président : Prof. Dr. Ann Vanreusel, UGent; secrétaire : Prof. Dr. Tom Moens, UGent) ont fièrement décerné le titre de docteur en sciences – sciences marines à Ourania (Ninon) Mavraki (anciennement maître en biologie marine, Université de Patras, Grèce) le lundi 18 mai 2020.

Félicitations Ninon !

Un privilège rare : Ninon contrôle le navire de recherche RV Simon Stevin. 😉 (© IRSNB/N. Mavraki)